Culture
FOCUS: Takehiko Inoue, l’artiste tourmenté
Connu comme l’un des maîtres du manga contemporain, Takehiko Inoue a toujours jonglé entre de nombreuses pratiques, ne suivant aucun des standards existants. Sa carrière est riche et complexe, laissant entrevoir un artiste libre mais tourmenté.
Qui est Takehiko Inoue?
De son vrai nom, Takehiko Nariai, Inoue nait le 12 janvier 1967 à Okuchi. Il ne souhaite pas être mangaka durant sa jeunesse mais est passionné de dessin, d’art et… de basket-ball.
Capitaine de son équipe lycéenne, qu’il décrit comme relativement mauvaise mais capable d’apprécier une certaine progression, il a gagné, perdu et expérimenté beaucoup par le biais de la balle orange, qui deviendra très importante pour lui consolidant ainsi sa passion pour ce sport.
Cette passion naissante influencera Inoue dans la suite de sa vie lorsqu’il créera une des œuvres les plus marquantes de tous les temps, j’ai nommé Slam Dunk.
Du sport au manga… au sport
Déjà passionné d’art en quittant le lycée, Inoue avait pour objectif d’entrer aux beaux-arts, où il ne fera qu’un petit mois de classe préparatoire, sans jamais intégrer la prestigieuse école, ne pensant pas avoir les compétences nécessaires.
Il rebondit finalement à l’université de Kamamoto, où il étudia la littérature durant une année, puis décida de quitter les études pour se mettre au manga car c’était « quelque chose qu’il adorait. »
Pendant sa jeunesse, Inoue a été très influencé par une œuvre en particulier, celle de Shinji Mizushima, Dokaben.
Dokaben est considéré par beaucoup comme un véritable pionnier des shonen sportifs lycéens et le style graphique de Mizushima, utilisant beaucoup le noir, ainsi que des lignes de vitesse bien droites et dynamiques permettant d’accentuer l’impression de puissance propre aux mangas sportifs, a énormément influencé le travail d’Inoue.
Il ne dessinera finalement ses premiers mangas qu’à l’âge de 18/19 ans. C’est en envoyant ses premières ébauches au Jump, qu’il sera contacté par un éditeur et deviendra assistant de Tsukasa Hojo (Cat’s Eye, City Hunter…) pendant une dizaine de mois ;
En 1988 il gagne le prix Tezuka du meilleur nouveau mangaka pour le one-shot Kaede Purple, sorte de prélude à Slam Dunk introduisant les personnages d’Akagi et de Rukawa.
Un an plus tard il lance Chameleon Jail dans le Jump, manga policier qui s’arrêtera au bout de 12 chapitres, faute de succès.
En 1990, souhaitant à nouveau parler de basket dans ses récits, et suivant les conseils de son éditeur, Inoue mélange les genres furyô, d’amour adolescents et sportifs. Ayant déjà introduit le personnage de Sakuragi dans le One-shot Aka Ga Suki, cela permettait de changer le récit d’orientation en cas de baisse dans les sondages sévères du Jump. Slam Dunk est né et deviendra l’une des bandes dessinées les plus vendues au monde.
Une œuvre variée
Durant la publication de Slam Dunk, Inoue ne s’arrête pas là et publie de nombreux one-shot, à commencer par Baby Face.
Cette œuvre nous permet de retrouver une fois encore certains personnages de Slam Dunk mais va surtout nous permettre de mesurer l’influence d’un autre mangaka sur son œuvre, à savoir Ryoichi Ikegami (Heat, Sanctuary, Crying Freeman), avec notamment son manga Otokogumi.
Hommage évident à une de ses idoles, Baby Face nous donne accès aux tourments d’un tueur à gages de 23 ans, rongé par la solitude.
Son style s’affine, et l’on remarque l’apparition de personnages plus complexes, « que l’on pourrait croiser dans la rue », d’autres plus fanfarons viennent étayer le récit. L’attention porté aux détails sans trop les exagérer et cette manière de mélanger les genres, comme dans le storytelling d’Ikegami, ont un impact direct sur la manière de travailler d’Inoue.
D’autres courts mangas seront publiés durant cette période, comme le one-shot promotionnel Hang Time en 1993, sur Michael Jordan ou enfin, deux ans après la fin de Slam Dunk, une amourette entre deux jeunes âmes dans un petit village au bord de la mer, nommée Piasu.
Real, Vagabond, Dualité et tourments
Quand Vagabond débute en 1998, l’influence d’Ikegami se fait à nouveau sentir, lui qui s’était prété au jeu du manga historique avec l’œuvre Nobunaga durant la fin des années 80.
Cette libre adaptation du roman La pierre et le sabre d’Eiji Yoshikawa, deviendra un véritable terrain de jeu pour Inoue. L’histoire est beaucoup moins linéaire et ne suit pas les standards du shonen propres à une œuvre comme Slam Dunk. Inoue s’essaye à la recherche, et son style graphique devient de plus en plus singulier. Il abandonne la plume pour le pinceau en cours de série, et ce malgré les critiques, travaille sans assistant, et est publié dans le Morning de Kodansha à un rythme beaucoup moins régulier que lors de sa précédente sérialisation.
Il se sert de multiples traits au pinceau pour créer les ombrages au lieu d’employer des trames différentes et dessine directement avec son nouvel outil par-dessus un rapide brouillon fait au critérium, ce qui lui permet de construire les poses imposantes de ses personnages. Cette technique lui permet d’insister sur les pleins et la finesse pour donner plus de souplesse et de chaleur au trait.
À la plume les dessins pouvaient paraître un peu « froids » en raison du caractère réaliste de son style. Désormais il a une plus grande liberté et une plus grande gamme de traits. Il peut aussi jouer sur plusieurs styles de dessin à l’intérieur d’une même planche.
Il publie en parallèle le manga Real, ayant pour toile de fond le handibasket. On y découvre une œuvre plus profonde, prenant appui sur la psychologie de ses acteurs. Contrairement à Slam Dunk, le sport n’apparaît qu’au second plan.
Le basket n’apparaît plus comme l’élément central de l’histoire mais comme un exutoire, une réponse aux tourments de ses personnages, une voie pour rebondir. Ils se doivent d’affronter le réel, se cherchent et font face à leurs propres contradictions. Ainsi, le lecteur peut suivre aisément le cheminement et la complexité de leurs pensées.
Jonglant entre de nombreux projets annexes depuis, Inoue n’a toujours pas achevé ces deux œuvres, que l’on pourrait presque voir comme complémentaires. Elles permettent chacune au mangaka de s’exprimer artistiquement, d’une manière complétement différente et à travers un prisme qui varie. Inoue grandit et ses œuvres s’enrichissent au même titre que son art. Il se laisse aller au gré de ses désirs et cela se ressent dans la construction de ses œuvres.
« Je considère que ce que je fais avec Vagabond tient plus de la poésie que du récit. »
Il représente vraiment Vagabond, comme un lieu d’exploration, où il peut se laisser aller à l’exploration de techniques et s’exprimer véritablement en tant qu’artiste, comme une revanche sur son passé, comme un pied de nez aux japonais qui représentent les mangakas comme de simples ouvriers.
Real est à l’inverse, un lieu d’expression psychologique, explorant les tourments de l’humain. Inoue respire à travers Real, et y exorcise ses démons, ses angoisses, l’enjeu artistique de Vagabond ayant pris trop d’ampleur, l’artiste se retrouve littéralement écrasé par la pression d’un projet si exceptionnel.
“Je souffrais de maux de tête qui m’empêchaient de me concentrer. Difficile à dire s’ils étaient causés par le travail ou mon envie d’y échapper… J’avais atteint le point où je n’étais plus certain d’avoir encore envie de faire du manga. Je n’étais plus certain d’être dans la bonne direction, je ne me souvenais plus d’où je venais. C’est vous dire à quel point j’étais englouti dans ce travail. Je me retrouvais dans la situation où je devais faire ce boulot pour les mauvaises raisons.
Et depuis si longtemps que j’en avais oublié le plus important, à savoir être à l’écoute de mes envies. Le problème était que je m’étais mis à trop anticiper cette fin. J’ai commencé à déclarer qu’il était envisageable de terminer Vagabond cette année, j’en ai même parlé sur mon blog. C’est là où le bât blesse, je pense. La fatigue de l’exposition (The LAST Manga, NDR) est aussi un facteur, ceci dit, mais… Vous savez, je n’ai pas la réponse. C’est une accumulation d’un ensemble de choses.
Ce qui est sûr, à ce stade, c’est ce que j’ai envie de faire et de ne pas faire. Comme je l’ai déjà dit précédemment, je ne ressens pas le besoin de travailler dessus pour l’instant mais je sais que si je n’y reviens pas, j’aurais des soucis au bout du compte, et c’est ce qui en gros m’a fait tenir jusqu’à l’interruption. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une motivation très saine.
J’espère rester suffisamment à l’écart de Vagabond le temps que toutes ces angoisses et émotions superflues disparaissent et que je sois prêt à dessiner. Je veux dessiner parce que j’en éprouve l’envie. Je ne suis pas certain de pouvoir me permettre d’attendre aussi longtemps, cependant. Je considère cette interruption comme une forme de mort en tant qu’artiste, ce qui paraît assez dramatique dit comme ça, j’en ai conscience, mais je traîne trop de boulets depuis trop longtemps et je sais que je deviendrai un bien meilleur artiste si je parviens à m’en délester.
Si je me remets prématurément à retravailler sur cette œuvre, je ne ferai que revivre ce que j’ai déjà traversé. Je pourrai produire quelque chose de correct, je pense, l’extirper de ma conscience professionnelle, mais le résultat n’aurait rien d’exceptionnel. Cela dit, le simple fait de continuer à dire que j’espère en faire quelque chose « d’exceptionnel » est un signe que je n’ai pas fini de me débarrasser de tous ces poids, de ces pressions extérieures. Quoiqu’il en soit, je ne touche plus à Vagabond pour l’instant car je pense sincèrement que c’est ce dont j’ai besoin pour, au bout du compte, être en mesure de produire quelque chose qui me corresponde. »
“Récemment, je me suis mis à redoubler d’effort dans la façon de concevoir Real, et j’ai redécouvert une joie que ne m’a pour ainsi dire jamais procuré Vagabond. Celle du manga, celle que procure le fait d’être un mangaka professionnel.”
On peut vraiment faire une analogie entre les personnages de ces œuvres et leur auteur. Qu’il s’agisse de Musashi, en quête d’identité, qui se perd littéralement, recule, essaye comme Takehiko Inoue le fait, à l’inverse de Takezo (Vrai prénom de Musashi NDR) que l’on pourrait comparer au fougueux Takehiko Nariai, qui se posait moins de question lors de sa prime jeunesse.
La « liberté » qu’il s’impose pour Vagabond le plonge dans un état de détresse, qu’il soigne finalement à travers une œuvre où il travaille de manière plus cadrée comme Real. Il évoque deux modes de fonctionnement distincts.
C’est cette complexité et ce refus d’y voir une linéarité dans les œuvres, d’y accepter le mouvement, qui font de Real et de Vagabond, deux pièces maitresses de la carrière de l’artiste. Se termineront elles un jour ? Seul l’avenir nous le dira mais l’important n’est probablement pas ici. Peut être pouvons nous simplement admirer les œuvres, simplement pour ce qu’elles sont et non pour leur dénouement tant attendu ni pour satisfaire notre soif insatiable, de lecteur en quête de consommation.
Exploration, Projets annexes
Comme précisé plus tôt, Takehiko Inoue a utilisé des supports de création très divers lors de projets annexes, explorant alors par d’autres biais que ses séries l’art du manga : internet, tableaux noirs et jeux vidéo font partie de ses recherches créatives.
En 1996, il dessine le manga Buzzer Beater réuni en 4 volumes aux éditions Shueisha et non sorti en France. Inspiré par la sortie de Space Jam, il colorise son oeuvre grâce au digital, ce qui, à l’époque, est une chose totalement inédite dans le monde du manga.
Le 8 août 2004, Inoue s’est offert une page dans les six plus grands quotidiens japonais pour remercier ses lecteurs et fêter les 100 millions d’exemplaires vendus de Slam dunk, reprenant les joueurs de la série en six portraits totalement inédits.
En décembre de la même année, la commémoration prend une nouvelle tournure, plus artistique encore, lors d’un « happening ».
Durant quatre jours, il dessine à la craie sur les 23 tableaux noirs d’un ancien lycée où est censée se dérouler l’intrigue de Slam dunk. Ces dessins constituent une série d’histoires courtes à propos de chaque personnage se déroulant 10 jours après la fin de la série.
Après trois jours de visites, les dessins sont effacés. Il ne reste de cet événement que photos et un DVD (Slam dunk, 10 days after).
Puis en 2007, il participe à la création de Lost Odyssey un jeu vidéo développé par la société Mistwalker, créée par le père de la série des Final Fantasy, Hironobu Sakaguchi.
Inoue s’occupe du character design des personnages. Le héros, Kaim Argonar, est un homme condamné à vivre 1000 ans. Les raisons de cette malédiction sont à découvrir à travers les rêves et flash-backs de ce personnage.
Il a également figuré parmi les artistes à être présenté lors du Tokyo Design Premio, une exposition temporaire à Milan qui présente les œuvres des plus grands designers de la capitale japonaise.
En 2013, il sort Pepita, un carnet de voyages sur l’artiste catalan, Antonio Gaudi. Le livre est un mélange de dessins (bien évidemment), de photos et de textes explicatifs sur son oeuvre. Tout est réalisé du point de vue d’Inoue. Il découvre ce travail de manière humble et le retranscrit en images.
Enfin, il sort également le coffret Draw, Double DVD accompagné d’un livret de planches au brouillon et finalisées. La vidéo contient deux longues interviews permettent de mieux connaître le maître. Il s’est, pour ce projet, basé sur la définition du mot manga par Hokusai au XIXe siècle, utilisé alors pour désigner les 15 volumes de dessins destinés à ses disciples pour qu’ils puissent voir les techniques de travail du maître. Inoue propose en vidéo plusieurs longues séances de dessin qui nous permettent de voir comment il passe du brouillon à la version finale.
Retour au Basket, au cinéma
On connaît la très grande attention qu’Inoue porte à la qualité du graphisme et le gout amer que lui avait laissé la série animée de Slam dunk. Il regrettait que les impératifs d’une diffusion hebdomadaire prévalent sur la qualité du dessin. Les personnages ont dû être simplifiés pour faciliter leur animation et ne ressemblent pas toujours aux originaux. Quant aux mouvements de basket, ils ne sont pas toujours très réalistes.
C’est ainsi qu’il se lance, il y a quelques années, dans la réalisation, reprenant son premier amour, cherchant à l’étoffer, et s’attaquant narrativement à un point de vue qu’il n’avait pas développé dans l’œuvre originale. Etant seul détenteur des droits du manga, l’exigence artistique extrême du maître l’a fait suivre de nombreux metteurs en scène pendant plusieurs années pour apprendre comment retranscrire au mieux son histoire au cinéma. Contrairement au manga, où il peut adapter la taille de sa case à son bon vouloir, au cinéma, la taille de l’écran est fixe, Il a dû adapter sa vision à cet espace restreint.
« Il a dessiné plus que n’importe qui dans le staff. Il a beaucoup corrigé le travail des animateurs », insiste Toshiyuki Matsui, son producteur :
« Il s’est appliqué à faire en sorte que l’image finale soit exactement conforme à ce qu’il avait imaginé. (…) n’arrêtait pas de donner des instructions, jusqu’à ce que ce soit parfait et a même évolué en dessin grâce à ça ! ».
Pour finir, à propos de la longue et riche carrière de Takehiko Inoue, la reprise de la publication de Real a été annoncé pour le 24 août. Il n’a toujours pas rendu les pinceaux et je vous invite à commencer, si ce n’est pas déjà fait, ses œuvres majeures, et à vous intéresser au travail du maître de manière générale. The First Slam Dunk est également, toujours disponible en salles et vaut vraiment le coup d’œil.
Et si vous souhaitez des compléments d’informations sur les inspirations du maître pour Vagabond, vous pouvez trouver le super article de Skendolero, juste ici.
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